Avoir un «ordre professionnel» des microbiologistes aurait-il aidé pendant la pandémie ?

BLOGUE / Commençons par une devinette. De qui est la citation suivante, et de quand date-t-elle : «À l’ère des médias sociaux et de l’information spectacle, les lanceurs d’alertes sont de plus en plus nombreux à se positionner sur des causes dont ils ne maîtrisent pas toujours tous les paramètres et dans lesquelles leurs motivations ne sont pas toujours claires. (...) D’ailleurs, [des dérapages récents] inquiètent la communauté scientifique dans un contexte où les communications commencent à manquer de filtres.»


Bon, OK... je l'avoue, ce n'est pas la devinette la plus fair : après un an de pandémie et de théories plus ou moins loufoques sur le thème général de la COVID, le nombre de gens susceptibles d'avoir dénoncé (avec raison) les «experts» improvisés du web est tout simplement colossal. Mais justement, la citation remonte à 2019, donc avant l'arrivée de la COVID-19 dans nos vies.

C'est Patrick D. Paquette, alors président de l'Association des microbiologistes du Québec (il est maintenant à l'Ordre des chimistes), qui avait signé ce texte au titre prophétique : «La désinformation : un danger réel pour la santé publique». Les cyniques, et ils n'auront pas tout à fait tort, me diront sans doute que cette lettre ouverte n'était pas exactement désintéressée puisque cela fait maintenant plusieurs années que l'AMQ fait du lobby pour devenir un ordre professionnel. Dénoncer ceux qui se présentent faussement comme des experts amenait donc de l'eau au moulin de M. Paquette puisque, si cette association devient un jour un ordre professionnel, il deviendra interdit légalement de se présenter comme un microbiologiste sans être membre de l'ordre, et ceux qui seront membres ne pourront pas raconter n'importe quoi. Certes, il y avait peut-être un peu de ça.

Mais bon, même en présumant que la position de l'AMQ était uniquement le résultat d'un calcul corporatiste, cela ne veut pas forcément dire qu'elle était infondée. Et comme on pouvait s'y attendre, la pandémie a multiplié les cas où la protection du titre de microbiologiste aurait été utile.

J'en ai reçu un tout récemment dans ma boîte de courriels, de la part d'une personne qui m'envoyait (à moi et à l'équipe des Décrypteurs de Radio-Canada) une série de vidéos afin de nous montrer à quel point nous avions tout faux depuis le début et de nous avertir que nous risquions «d'être complices d'une gigantesque catastrophe humanitaire». L'une de ces vidéos était l'œuvre d'un certain Stéphane Guay, qui se présente comme un «microbiologiste de formation». Il y aborde l'«effet ADE» (pour antibody-dependent enhancement, ou «facilitation de l'infection par les anticorps» en français) que les vaccins contre la COVID-19 provoqueraient et qui les rendraient dangereux, selom lui.

Cet effet ADE, disons-le, existe bel et bien même s'il est rare. Quand on est infecté par un microbe, le système immunitaire se met à produire des masses d'anticorps, qui ne sont pas tous identiques. Et il peut arriver qu'un anticorps soit ainsi fait qu'il s'accroche à un virus par un bout et qu'un autre bout s'adonne à avoir une affinité en plein pour le bon récepteur cellulaire auquel ledit virus cherche à s'arrimer. Cet anticorps se trouve alors à servir de «pont» entre le virus et la cellule : au lieu de désactiver le virus, il facilite son entrée dans la cellule, où le virus peut alors se répliquer. Le «phénomène ADE», la facilitation de l'infection par les anticorps, c'est à peu près ça.

En outre, il est également possible que des candidats-vaccins provoquent cet effet, en ciblant une partie d'un virus en particulier. Il faut alors retourner à la proverbiale table à dessin et concevoir un autre vaccin qui ciblera une autre partie du virus.

Jusqu'ici, tout va bien dans la présentation de M. Guay. Mais ça se gâte bigrement vite quand il se met à parler des vaccins contre la COVID-19. Ainsi, il affirme que des travaux scientifiques ont trouvé que les vaccins contre les coronavirus déclenchent l'ADE. Ce n'est pas entièrement faux, au sens où des recherches qui devaient mener à un vaccin contre le SRAS (ce coronavirus qui a circulé en 2003-2004 et qui a tué environ 800 personnes sur un total de 8000 infectés) ont effectivement observé cet effet. Mais voilà, comme l'explique très bien le chercheur Derek Lowe sur le site de la revue savante Science, ceux qui ont conçu les vaccins contre la COVID-19 étaient tout à fait au courant de ces résultats-là et ils en ont tenu compte : les vaccins actuels ciblent d'autres parties du virus, ou les vise autrement, justement pour éviter cet effet ADE (voir ici, pour plus de détails techniques).

De toute manière, si vraiment il y avait eu une «facilitation par les anticorps» à cause des vaccins contre la COVID-19, on l'aurait vu dans les essais cliniques et dans les suivis faits par les autorités de santé publique de différents pays : au lieu de freiner l'épidémie, la vaccination l'aurait accélérée. Mais c'est tout le contraire qui se passe — et on a aussi vu la même chose dans des études sur la transfusion de plasma de convalescents de la COVID-19.

Disons que ça donne une drôle d'allure à certains passages de la vidéo où M. Guay affirme que «ceux qui nous gouvernent le savent mais n'ont pas fait les tests appropriés» (à 1min45)...

À l'Association des microbiologistes, ce n'est pas la première fois qu'on entend parler de M. Guay. «Je n'ai pas vu cette vidéo-là en particulier, mais j'en ai vu d'autres de cette même personne parce qu'on a souvent des gens qui nous questionnent à son sujet, m'a dit le président de l'AMQ, Christian Jacob. (...) Je le crois quand il dit qu'il a une formation en microbiologie, parce qu'il a manifestement des connaissances en microbiologie et un argumentaire qui peut se tenir jusqu'à un certain point. Ce sont souvent les gens qu'il invite dans ses vidéos qui vont dire des grossièretés, et il ne les corrige pas. Et souvent il va émettre des hypothèses qui tiennent du miracle.»

«Selon nous, ajoute-t-il, c'est un comportement qui est dangereux et qui peut porter préjudice à la population.»

Cela fait un certain temps que ça dure, donc, mais l'AMQ ne peut pas y faire grand-chose. M. Guay n'est pas membre de l'AMQ et de toute manière, le métier de microbiologiste n'étant pas régi par un ordre professionnel, n'importe qui peut se prétendre microbiologiste — donc encore heureux, dans le cas qui nous intéresse, qu'apparemment M. Guay ait au moins eu une formation. Il n'existe rien, dans nos lois, qui puisse ressembler à un «exercice illégal de la microbiologie», comme il y en a pour des professions plus réglementées — le titre de médecin, chimiste, ingénieurs, etc., vient avec une liste de tâches que seuls les membres de l'ordre approprié peuvent accomplir.

Et même si l'AMQ a déjà «puni» certains de ses membres dans le passé, en les suspendant ou même en les radiant, cela ne pouvait pas avoir de grosses conséquences : ces gens ont pu continuer de faire ce qu'ils faisaient avant, c'est juste qu'ils ne pouvaient plus se dire membre de l'Association. En outre, précise M. Jacob, «quand vient le temps de faire une enquête, il faut comprendre que tout le monde à l'AMQ travaille sur son temps personnel, on n'a pas de syndic pour mener les enquêtes. Donc oui, dans le passé, on a sévi contre certains de nos membres qui avaient un comportement problématique, mais on ne le fait pas systématiquement parce qu'on n'a pas cette capacité-là».

Alors peut-être, oui, qu'il serait temps que le Québec se dote d'un ordre professionnel des microbiologistes. Peut-être. Je ne peux pas l'affirmer de manière catégorique parce que le cas de ce M. Guay demeure assez anecdotique et que la création d'un ordre doit se justifier par des motifs plus systémiques. (Sans compter qu'il peut aussi y avoir des répercussions sur d'autres métiers, qui sont aussi à considérer.) Mais coup donc, si les microbiologistes travaillent effectivement beaucoup dans des domaines comme l'alimentation et la santé, et s'il est vrai que l'AMQ a reçu au moins une centaine de plaintes ces derniers mois en lien avec la COVID-19, il ne me semble pas difficile de voir en quoi le public gagnerait à ce qu'on réglemente davantage ce métier.

Qu'en dites-vous ?

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