« Les riches obéissent au principe de la rivalité ostentatoire » : 6 questions à Hervé Kempf, auteur de « Comment les riches ravagent la planète »
INTERVIEW - Dans une bande dessinée radicale, le directeur de la rédaction du média écolo Reporterre Hervé Kempf et le dessinateur Juan Mendez dénoncent l’hyperconsommation d’un capitalisme qu’ils jugent débridé et à l’origine de la dégradation écologique de la planète.

« Comment les riches ravagent la planète » n’est pas le sujet d’enquête que Challenges creuse tous les jours. Mais l’hebdomadaire pluraliste aime se rendre là où on ne l’attend pas. C’est ainsi qu’il s’est intéressé à la récente bande dessinée d’Hervé Kempf, le rédacteur en chef énervé du média écolo en ligne Reporterre, en collaboration avec le trait grinçant du dessinateur Juan Mendez, dont le titre est justement un dérivé : « Comment les riches ravagent la planète, et comment les en empêcher ».
L’ouvrage paru en septembre fait son chemin en librairie. Au programme, un argumentaire farouche sur l’état fragile de la biodiversité et de l’environnement, une diatribe contre le néocapitalisme et son virage libéral dans les années 1980, l’hyperconsommation, la croissance du nombre d’ultra-riches et de la naissance de désirs nouveaux, toxiques pour la planète. Bref, un condensé du pack théorique qui nourrit les articles de Reporterre et se retrouve au sein d’une gauche radicale, parfois extrême.
Plus sidérant - et antagonisant - pour le lecteur de Challenges, la bande dessinée défend aussi la thèse que les démocraties occidentales sont en réalité des oligarchies de l’ombre aux mains des puissants.
Contre ce chapelet de maux, Hervé Kempf et Juan Mendez proposent des solutions tout droit sorties de la boîte à outils anarchiste, comme la coopérative comme modèle de base de l’entreprise, la fin des multinationales, la suppression des publicités « pour nous faire acheter des trucs débiles », la baisse de la propriété et la diminution du champ de l’Etat, à terme.
Si Challenges n’est pas sorti pleinement convaincu de cette lecture - surtout sur son volet politique et programmatique - l’hebdomadaire se targue de laisser s’exprimer le dissensus, tant qu’il demeure courtois et argumenté. C’est ainsi qu’Hervé Kempf s’est retrouvé fin octobre dans les locaux du magazine pour un échange vif autour des riches, la taxation sur la fortune, le climat, et sa sympathie personnelle pour les ZAD.
« La richesse n’est plus un moyen pour satisfaire ses besoins, mais pour se distinguer »
Challenges. Vous avez déjà écrit un livre en 2007 intitulé Comment les riches détruisent la planète, dont cette bande dessinée est une adaptation actualisée. Selon vous, qu’est-ce qui a changé entre 2007 et 2024 ?
Hervé Kempf. Ce qui a changé, c’est l’aggravation constante et dramatique de la situation écologique. Beaucoup, autant des climatologues, des scientifiques que des gens comme moi, sont effrayés par la rapidité de la dégradation de l’environnement, que ce soit en matière de changement climatique, d’érosion de la biodiversité, ou même de pollution généralisée des écosystèmes. En 2007, lors de la publication de Comment les riches détruisent la planète, la question des microplastiques, par exemple, était à peine évoquée. Elle est devenue une préoccupation générale, quand on sait aujourd’hui qu’on les retrouve dans tous les organes du corps humain.
Une autre chose a changé : l’évolution de la classe des hyperriches, qui a été très importante entre 1980 et la crise financière de 2008, a connu deux années de pause et puis est repartie en 2010. En 2018, selon l’Insee, 1 % de la population française gagne plus de 7 180 euros par mois net en France. C’est presque quatre fois le revenu médian du pays.
Vous attribuez aux ultra-riches une forte responsabilité dans le réchauffement climatique. Pourquoi ?
Ce n’est pas moi qui le dis. Selon le World Inequality Forum de 2022, les 10 % les plus riches de la population mondiale émettent en moyenne 31 tonnes de CO² par an - soit 47,6 % du total des émissions de gaz à effet de serre. Pour les 1 % les plus riches, c’est en moyenne 110 tonnes par personne par an (contre 1,4 tonne par personne pour les 10 % les plus pauvres). Et enfin, pour les 770 000 personnes les plus riches du monde, c’est 2 531 tonnes par personne en moyenne.
Ce n’est pas parce qu’on est riche qu’on pollue forcément…
En théorie, peut-être, mais en pratique, je ne suis pas d’accord. Les riches obéissent, comme tous les humains, au principe de la rivalité ostentatoire théorisée par l’économiste américain Thorstein Veblen au début du XXe siècle. L’idée est que les humains ne cessent de se comparer entre eux pour se rabaisser. La richesse n’est dès lors plus un moyen pour satisfaire ses besoins, mais pour se distinguer. Et dans les sociétés hiérarchiques, avec différentes strates économiques, on se distingue en mimant les modes de vie de ceux qui sont un peu plus riches que soi. On veut une plus grosse voiture, une plus belle montre, une propriété plus chère… Ce qui fait que les ultra-riches au sommet de la pyramide sont perdus ! Et ils sont obligés d’inventer des désirs hors normes.
Comme cet oligarque russe qui a fait installer sur son yacht une douche qui fait jaillir du champagne ; ou ce milliardaire indien, Mukesh Ambani, qui s’est fait construire en plein New Delhi un immeuble de 27 étages avec un héliport, un garage pour 106 voitures, une salle de cinéma, et une chambre où tombe de la neige artificielle… Juste pour lui. C’est un énorme gâchis qui alimente la destruction de la planète.
« Pour que les choses changent, il faut que la sobriété devienne désirable »
Votre critique n’est-elle pas un peu parcellaire ? Les ultra-riches sont aussi créateurs de richesse et d’emploi, et ils sont moteurs de la croissance mondiale et donc de la réduction globale des inégalités.
Ce n’est pas mon point de départ. Je pars de la base du problème, qui est la catastrophe écologique en cours. Et oui, les inégalités mondiales se sont réduites, mais elles se sont aussi creusées au sein de chaque pays. Le drame, c’est que les politiques économiques mondiales ne tiennent pas compte du désastre écologique, rien n’est fait pour corriger le tir.
En parlant de politiques économiques… La vision de la démocratie - et des pouvoirs publics qui mettent en œuvre ces politiques économiques - que vous développez dans la bande dessinée est étonnante. Vous affirmez, dans le texte et à l’image, que les élections sont manipulées, que les plus riches contrôlent la politique, qu’ils « font croire aux gens qu’ils sont en démocratie alors qu’en fait on est en oligarchie ». Macron est représenté comme un automate, les citoyens qui votent comme des pantins… On n’est pas loin des théories du complot.
C’est la première fois qu’on me traite de complotiste ! Je défends pleinement cette thèse, et je l’ai défendue dans un premier livre, L’oligarchie, ça suffit, vive la démocratie en 2011. Je dis que l’oligarchie [soit ce système politique dominé par une catégorie restreinte d’individus, caractérisés par leur puissance économique, N.D.L.R.] est une grille d’analyse politique qui se prête à l’époque actuelle. Les puissances d’argent ont une influence immense. Elles ont du pouvoir sur les politiques via le financement des campagnes. Et certains, comme Bernard Arnault [actionnaire à 40 % de Challenges, N.D.L.R.], Vincent Bolloré ou Xavier Niel, possèdent des médias et les orientent vers leur vision du monde plutôt que de leur fournir une information pertinente et exacte.
Cette thèse est aussi développée par le chercheur Jeffrey A. Winters, dans son livre Oligarchy, (2011) à propos des Etats-Unis. L’ancien président américain Jimmy Carter disait lui-même, en 2015, que les Etats-Unis étaient devenus « une oligarchie frappée d’une corruption politique illimitée », et que le système politique avait été subverti pour récompenser les gros contributeurs aux campagnes des élus. On le voit avec la puissance de feu du tandem Donald Trump et d’Elon Musk, l’un est un politique délirant, l’autre contrôle les réseaux sociaux.
Vous racontez dans la bande dessinée que vous allez voir un milliardaire pour lui exposer vos thèses écolos pour sauver la planète, et qu’ensuite vous rendez visite à votre famille, tonton Alphonse et tatie Renée, pour leur exposer les mêmes thèses. Ces personnages sont très éloignés sur le spectre de la fortune, et pourtant leur réaction est la même : personne n’est prêt à renoncer à son mode de vie pour la planète. N’y a-t-il donc aucun espoir ?
Pour que les choses changent, il faut que la sobriété devienne désirable, une valeur en soi. C’est pour ça qu’on défend l’idée de taxer très fort les hauts revenus : c’est aussi l’idée de changer les modes de vie. Après, on voit qu’une petite partie des jeunes générations ont un désir de sobriété, et adaptent leur mode de vie. Ils ne cherchent pas à s’enrichir, mais à vivre dans la convivialité de façon modeste. Je pense au modèle de la ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes, qui est devenue un lieu parmi d’autres où l’on partage une nouvelle façon de vivre. Il y a quelque chose de séduisant à refaire du commun et à promouvoir d’autres valeurs que l’hyperindividualisme et la surconsommation.
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